CHAPITRE II

 

Assise au fond de la salle de cours, Buffy prenait des notes en s’efforçant de ne pas perdre le fil, mais la voix monotone et le débit de mitrailleuse de son professeur d’histoire ne l’y aidaient guère.

— On estime que vingt-cinq millions de gens sont morts en l’espace de quatre ans. Le plus curieux, c’est que la Peste Noire est originaire d’Europe, où les généraux se servaient d’elle comme d’une arme biologique primitive.

« Elle est d’abord apparue en Asie, où l’armée kipchak catapultait des cadavres infestés dans les avant-postes génois. Très ingénieux, n’est-ce pas ? Si vous observez la carte de la page soixante-trois, vous verrez de quelle façon elle s’est répandue…

Les autres élèves ouvrirent leur manuel. Buffy n’en avait pas encore ; alors qu’elle jetait un regard à la ronde, la fille du pupitre voisin se pencha vers elle. Elle était grande et dotée d’une sorte de beauté exotique. Visiblement pleine d’assurance, elle portait un pantalon moulant et une chemise transparente ; tous les garçons devaient se retourner sur son passage.

— Tiens, dit-elle en poussant son livre vers Buffy, pour que celle-ci puisse suivre.

— Merci, sourit Buffy.

— Qui peut me dire quels changements sociaux a entraînés cette épidémie ravageuse ? interrogea le professeur.

Buffy crut que le cours n’en finirait jamais. Quand la cloche sonna, sa voisine put enfin se présenter.

— Je m’appelle Cordélia.

— Et moi, Buffy.

— Si tu as besoin d’un manuel, ils doivent en avoir à la bibliothèque.

— Super. Où se trouve-t-elle ?

— Je vais te montrer.

Les deux filles sortirent dans le couloir plein d’étudiants. Cordélia jeta à Buffy un regard chargé de curiosité.

— On t’a transférée d’Emery à Los Angeles, pas vrai ?

— Oui.

— Quelle chance, soupira Cordélia. Je tuerais pour vivre à L.A. Une ville où il y a cinq magasins de chaussures aux cent mètres carrés… Pourquoi es-tu venue ici ?

— Parce que ma mère voulait déménager. Elle ne m’a pas demandé mon avis, dit Buffy.

— Tu devrais te plaire à Sunnydale, la rassura Cordélia. Si tu traînes un peu avec mes amis et moi, tu ne tarderas pas à te faire accepter. Mais avant, il va falloir qu’on te teste pour savoir si tu es assez cool. Comme tu viens de Los Angeles, je te dispense des épreuves écrites. Allons-y tout de suite. Le vernis noir ?

Buffy hésita.

— Démodé.

— Ultra-démodé, tu veux dire. James Spader ?

— Il aurait besoin de renouveler sa garde-robe.

— Les capuccinos ?

— C’est ce que boivent toutes les stars en ce moment.

— Tom Cruise ?

— Relégué au fond d’un placard par Brad Pitt… Mais il n’était pas mal dans Entretien avec un Vampire, ajouta Buffy.

Cordélia hocha la tête.

— Bon, tu ne t’en es pas trop mal sortie.

— Ouf ! Je suis soulagée ! dit Buffy, portant la main à son cœur et poussant un soupir exagéré.

Elles s’arrêtèrent devant une fontaine à eau où Willow buvait. Cordélia haussa un sourcil parfaitement épilé.

— Jolie robe, Willow. Ravie de voir que tu as découvert Sears.

Buffy vit aussitôt que l’autre fille était blessée. Surprise par la méchanceté soudaine de Cordélia, elle lui jeta un regard interrogateur.

— En fait, c’est ma mère qui l’a choisie, répondit Willow.

— Pas étonnant que tous les mecs du lycée soient fous de toi, railla Cordélia. Tu as fini ?

— Oh. Pardon.

Willow s’écarta vivement pour laisser la place à sa camarade. Celle-ci se tourna vers Buffy.

— Si tu veux t’intégrer ici, la première chose à faire, c’est de repérer les minables. Quand tu pourras les identifier à dix pas, tu auras beaucoup moins de mal à les éviter.

Elle se pencha pour boire. Mal à l’aise, Buffy regarda Willow s’éloigner, puis suivit Cordélia jusqu’à la bibliothèque.

— Et si tu n’as pas trop de boulot pour rattraper les cours, tu devrais venir au Bronze ce soir, suggéra sa nouvelle amie.

— Où ça ?

— Au Bronze. C’est le seul club potable dans les environs. Ils laissent entrer n’importe qui, mais ça vaut quand même le coup. Ça se trouve dans les mauvais quartiers.

— C’est-à-dire ?

— A environ cent mètres des beaux quartiers. La ville n’est pas bien grande ; tu ne tarderas pas à t’en apercevoir.

Elles s’arrêtèrent devant la porte de la bibliothèque.

— J’essaierai de venir, promit Buffy. Et encore merci.

— Parfait. On se verra pendant le cours de gym. Tu me raconteras ta vie. Je veux absolument tout savoir ! s’exclama Cordélia.

Sur ce, elle tourna les talons et s’en fut. Légèrement décontenancée, Buffy s’autorisa un petit sourire ironique.

— Ma pauvre vieille, tu ne te rends pas compte…

Elle entra dans la bibliothèque, dont l’élégance la surprit : panneaux de bois foncé, reflet du soleil sur le parquet ciré, et des étagères à perte de vue. Un escalier conduisait à un second niveau aussi bourré de livres. Avec sa grande table de chêne et ses petites lampes individuelles, l’endroit évoquait irrésistiblement l’Angleterre du xixe siècle.

Il semblait n’y avoir personne. S’approchant du comptoir des inscriptions, Buffy remarqua le journal local qui était posé dessus. On avait entouré de rouge un article en première page. « Trois jeunes gens disparus », clamait le gros titre.

Buffy avança dans la pièce en tordant le cou.

— Bonjour. Il y a quelqu’un ?

Sentant une main se poser sur son épaule, elle sursauta et se retourna.

— Puis-je vous aider ? demanda poliment un homme qui s’exprimait avec un accent anglais, et dont le regard avait une étrange intensité.

Buffy poussa un soupir de soulagement.

— Euh… Je cherchais des livres, dit-elle platement. Je suis nouvelle à Sunnydale.

— Mlle Summers, je présume ?

— Bien vu. Il ne doit pas y avoir beaucoup d’arrivées en cours de trimestre.

— Je suis M. Giles, le bibliothécaire.

Buffy le détailla. Il était grand et mince, vêtu avec une élégance un peu désuète : un costume de tweed, une chemise à fines rayures et une cravate. Derrière ses lunettes rondes à monture métallique, il lui rendit son regard avec gentillesse.

— Super. Alors, vous avez ?…

— Je sais ce que vous cherchez.

Giles la ramena au comptoir des inscriptions, derrière lequel ouvrait la porte de son bureau. Mais il n’alla pas jusque-là. Plongeant la main sous le comptoir, il en sortit un gros volume relié de cuir qu’il poussa vers la jeune fille. Un seul mot se détachait sur la couverture :

vampyr.

C’était le livre de son cauchemar.

Buffy s’empourpra. Une lueur de compréhension passa dans ses yeux. Sans quitter le bibliothécaire du regard, elle recula.

— Vous vous trompez, dit-elle d’une voix tendue.

— En êtes-vous certaine ? répliqua calmement Giles.

— Oui.

Le bibliothécaire hésita et replaça le livre sous le comptoir.

— Désolé. Alors, de quoi aviez-vous ?…

Il leva la tête, mais la pièce était vide.

Buffy avait disparu.

 

*

* *

 

Au moment où Buffy sortait de la bibliothèque, deux autres élèves étaient en train de parler d’elle en se changeant dans le vestiaire des filles.

— La nouvelle ? Elle a l’air un peu bizarre, grogna une fille. Rien que ce prénom, Buffy…. C’est ridicule, tu ne trouves pas ?

— Aphrodésia ! l’appela une de ses amies.

— Oh. Salut, Aura, répondit-elle distraitement.

La fille s’immisça aussitôt dans la conversation.

— Il paraît qu’elle s’est fait virer de son ancien bahut ; c’est pour ça que sa mère a dû déménager.

— Ce n’est pas ce que j’ai entendu à la cafétéria, dit Aphrodésia.

— Mais si ! Elle n’arrêtait pas de se bagarrer, insista Aura.

Aphrodésia ouvrit son placard.

— N’importe quoi.

— Je le tiens de Blue, lâcha Aura en pliant ses affaires de ville pour les ranger. Elle a vu le rapport de…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Alors qu’elle ouvrait son propre placard, le cadavre d’un adolescent lui tomba dessus. Aphrodésia poussa un hurlement. Le mort avait les yeux grands ouverts et une grimace déformait ses traits, comme s’il avait vu quelque chose de particulièrement horrible lors de ses derniers instants.

Aucune des jeunes filles ne le connaissaient. Elles ne pouvaient pas deviner que c’était un ancien élève de Sunnydale qui s’était introduit dans le lycée la veille avec l’intention romantique d’emmener sa petite amie sur le toit du gymnase.